L’ingénierie obligataire très créative
Comment obtenir du crédit quand les taux stagnent à un plus bas historique ? Réponse : comme d’habitude. Soit en présentant une signature de première qualité. Soit en acceptant des taux usuraires. Deux exemples avec les CoCos bancaires et les Obligations de l’Investissement socialement responsable.
En cette période d’euphorie boursière sur la planète entière, et d’inversion possible – bien qu’incertaine – de la courbe du chômage sur le sol français, on s’étonne que les firmes ne profitent pas de l’embellie présente pour initier des augmentations de capital. La réponse la plus évidente est qu’elles n’ont pas besoin d’argent : soit que leurs velléités d’investissement soient limitées en phase de conjoncture morose, soit que leurs comptes soient gavés de cash, soit ces deux hypothèses à la fois. On veut parler ici des grandes entreprises cotées, bien entendu : les PME sont dans l’ensemble beaucoup plus vulnérables, si l’on en juge au rythme inquiétant des dépôts de bilan. Et pour elles, point de salut auprès des institutions de crédit : les robinets ne libèrent qu’un modeste suintement. Pourtant, les banques nagent dans les liquidités que leur alloue sans restrictions la BCE. Mais elles sont devenues complètement réfractaires au risque que présentent les PME ; pas question de s’exposer à des pertes qui malmèneraient leurs ratios de fonds propres, déjà notoirement rikiki – ratios qui pourraient le devenir plus encore après les stress tests que leur tuteur légal envisage de mener, l’année prochaine.
Il y aurait donc, pour les établissements de crédit, une large fenêtre d’opportunité pour renforcer leur capital par émission d’actions nouvelles. D’évidence, cette option ne leur convient pas : les actionnaires actuels répugnent à la fois à souscrire et à se faire diluer, eu égard à la faiblesse relative du cours des financières et à la confiance mitigée qu’ils accordent aux banquiers. Ces derniers ont donc dû recourir aux ressources de l’ingénierie financière pour résoudre la quadrature du cercle. La solution a déjà été évoquée dans ces colonnes : il s’agit d’un titre magique, dénommé CoCo – une obligation dite « contingente convertible ». A l’émission, cet ectoplasme fonctionne comme une obligation, assortie d’un rendement généreux (autour de 8%, pour les plus récentes). Mais si le ratio de solvabilité de l’émetteur passe au-dessous d’un niveau fixé au contrat, les CoCos sont automatiquement transformés en actions : les fonds propres de la banque augmentent alors d’autant. Voilà pourquoi les organes de supervision ont accepté d’intégrer ces titres au Core Tier One, qui est aux fonds propres ce que les fondations sont à un immeuble : du solide. Nous voici donc entrés dans une ère nouvelle où une société, financière de surcroît, peut constituer son capital social avec… des dettes. Magique. Que penser alors des investisseurs qui achètent ces CoCos, avec un certain entrain, semble-t-il ? Ils refusent de souscrire au capital d’une banque lorsqu’elle est en bonne santé (apparente), mais acceptent des titres qui les rendront actionnaires de la même banque si elle se retrouve en difficulté (avérée) – hypothèse d’autant plus plausible qu’elle paie ses ressources à un taux usuraire. Comprenne qui pourra. L’attrait d’un gros coupon doit lever les préventions : le calendrier 2014 prévoit déjà 30 milliards d’euros d’émissions de Cocos, pour les seules banques européennes. Un gise-ment appelé à prospérer pour devenir demain, avec un peu de malchance, l’équivalent des subprime d’hier : le concept est exactement le même dans les deux cas.
« Responsabilité » n’est pas charité
Convenons qu’il ne soit pas très aisé de lever des fonds en ces temps incertains. D’autant plus que les taux longs se maintiennent à un niveau historiquement bas, sous l’effet des artifices « non conventionnels » des grandes banques centrales. L’exercice est d’autant moins aisé s’il s’agit de financer des projets échappant à la logique marchande : il faut inventer de « nouveaux paradigmes » d’investissement. Ainsi sont nés les fonds « éthiques », plus particulièrement destinés aux épargnants privés, qui acceptent d’abandonner une fraction de leur rendement au profit d’une oeuvre caritative. Le succès relatif de ces fonds résulte principalement de l’activisme de leurs gestionnaires ; moins, semble-t-il, de la générosité spontanée des épargnants. Les grands investisseurs ne raisonnent pas autrement : ils sont d’accord pour mériter la reconnaissance que le public ne leur accorde pas spontanément ; mais pas au prix d’une baisse de la rentabilité. Ainsi a-t-on créé les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), destinés à identifier l’ISR, l’ « Investissement socialement responsable ». Avec les notateurs ad hoc, bien entendu, qui délivrent les brevets d’honorabilité appropriés. Sur la base de ces arguments, sont émises des OES (Obligations environnementales et sociales), dont le produit est expressément affecté à des projets « générant un bénéfice environnemental ou social », selon les termes de Novethic (filiale de la Caisse des Dépôts, média sur le développement durable et centre de recherche sur l’ISR). Jusqu’à ce jour, les émissions restent modestes ; elles émanent principalement des banques de développement (environ 12,5 milliards de dollars depuis 2007, sous la forme de « green bonds »). Est-ce suffisant pour qualifier la formule de « prometteuse », comme le suggère Novethic ? On ne saurait l’affirmer sans bégayer. Mais l’argument « vert » peut faciliter les émissions des organismes supranationaux et des banques de développement – aux conditions normales de marché, s’entend –, car ils jouissent d’une excellente signature. Ils garantissent ainsi la sécurité des fonds, que les projets financés génèrent ou non des bénéfices… monétaires. Le brevet d’« investisseur responsable » s’acquiert ainsi sans bourse délier. Il est à craindre que sans notation de premier ordre, ces obligations seraient moins « prometteuses » auprès des grands investisseurs…